Entre soi

LA GUERRE… LE MOT EST LÂCHÉ

15 novembre 2015

Comme vous tous, je suis dévastée. Comme vous tous, je suis en colère. Comme beaucoup d’entre vous, j’ai eu beaucoup de mal à trouver les mots pour expliquer à mes enfants ce qui ne devrait pas exister.

La guerre… le mot est lâché.

Je me souviens alors de mes cours d’histoire à l’école, au collège. 14-18. 39-45. « Vous, vous ne connaîtrez pas la guerre » nous disait-on, moitié l’air de dire « vous ne savez rien », moitié l’air de dire « le pire est derrière vous ».

Ceux de ma génération ont grandi comme ça. Première guerre mondiale, deuxième guerre mondiale. « La troisième guerre mondiale, ça sera la bombe atomique ! » lançaient certains élèves croyant lancer une vanne.

La guerre était dans nos bouquins, couchée sur du papier glacé. La guerre, c’était des dates qu’il fallait retenir pour les interros, c’était des chiffres qui ne voulaient trop rien dire pour nous, à part le fait que ça avait l’air beaucoup. La guerre, c’était des images en noir et blanc, des images d’hommes et de femmes habillés d’un autre temps.

Et puis en grandissant, au lycée, la maturité prenant place dans nos cerveaux d’étudiants, on a vu la guerre en couleurs. Cette fois-ci elle n’était plus sur papier glacé mais en forme de pixels sur nos écrans de télévision ou d’ordinateurs.

Damas, Beyrouth, Kaboul… Pour nous, ces villes sont depuis toujours des villes en guerre. Des rues dévastées, démolies, en ruine, des humains à la peau et aux yeux abîmés, des soldats armés sans visage. On a toujours connu ces villes comme ça depuis qu’on est gamin. Ça faisait partie du journal télévisé, comme Drucker fait partie de la case divertissement. C’était comme ça. Même plus étonnés.

Parce qu’apparemment, on s’habitue à tout. Même à des images d’horreur. Peut-être parce que ces images n’ont ni l’odeur de la poussière ni celles des balles tirées. Peut-être parce que ces images n’ont pas le paysage de nos vie , je n’en sais pas…

Sur papier ou sur pixels, la guerre était un mot qui n’avait pas vraiment une signification palpable.

Seulement vendredi, tout a changé. Charlie n’était plus dans une salle de rédaction d’un journal satirique et politique. Charlie était à la terrasse d’un café à boire un verre avec des amis ou sa femme. Charlie était en vélib’ et passait par là. Charlie était à un concert. Charlie vivait, tout simplement.

Et ceux qui sous-entendaient que les dessinateurs étaient à moitié responsable – « Quand même… ils allaient loin… c’était risqué de faire ça… il fallait s’y attendre un peu… » – ne peuvent plus aujourd’hui reprocher aux victimes d’avoir juste vécues.

Depuis vendredi soir, de Quimper, je suis connectée à mon téléphone, à Twitter, incapable de décrocher. Comme si j’attendais un tweet salutaire, un tweet qui balance quelque chose qui efface tout.

Depuis vendredi soir, je suis incapable de décrocher comme si être sur les réseaux me liait un peu plus à vous tous, parisiens, français, humains du monde entier.

Depuis vendredi soir, je suis incapable de décrocher comme pour me consoler avec nos #porteouverte, nos #rechercheparis, nos cœurs, nos photos tricolores, notre solidarité.

Unis pour dire à cette guerre que nous sommes indivisibles.

Unis chacun avec ses morts, sa douleur et sa colère.

La guerre. J’ai l’impression d’avoir compris vendredi ce que voulait vraiment dire ce mot. Presque honte d’écrire cela… Que ceux que cela offusque me pardonne… Mais quand il a fallu expliquer l’atrocité à mes enfants, lorsque j’ai vu ma grande de 10 ans fondre en larmes, lorsque je l’ai entendu me demander « mais pourquoi ils ont tué des gens comme ça ? », quand j’ai vu sur Twitter les avis de recherches se transformer un par un quelques heures après en avis de décès, quand j’ai vu les photos de Maxime, Pierre, Thomas, Elodie, Marie, Manu, Estelle et de tous autres morts ce soir-là, lorsque j’ai senti mes propres larmes couler… oui… je crois que c’est seulement là que j’ai compris ce qu’était une guerre.

La guerre d’aujourd’hui, la guerre de 2015.

Plus de cibles précises, plus de soldats kakis, plus de tranchées ni de terres poussiéreuses. La guerre, comme un moustique mutant à force d’insecticides, a changé de visage. Depuis vendredi soir, la guerre est en bas de chez nous, dans nos rues, dans nos bars, dans nos salons, dans nos vies. Dans nos yeux remplis d’effroi et de rage.

Les cibles sont eux, vous, moi. Les soldats, des hommes qui peuvent surgir de nulle part.

« Nous sommes en guerre. »

La phrase est lâchée et m’effraie. Mais elle s’impose et nous devons l’accepter.

Parce que « accepter » d’être en guerre, c’est accepter une réalité. C’est accepter que plus rien ne soit plus jamais comme avant, c’est accepter de ne plus avoir le choix. Accepter d’être en guerre, c’est accepter de mourir pour défendre les valeurs de l’humanité.

Nous sommes en guerre. Nous sommes debout, les jambes tremblantes, mais nous sommes debout, le visage et le poing levés.

 

Facebook Comments
Please follow and like us:
Pin Share

You Might Also Like

1 Comment

  • Reply 15 novembre 2015, il y a exactement 3 ans - Delphine Jory - Ladyblogue 18 novembre 2018 at 22 h 06 min

    […] Il y a exactement 3 ans, [j’écrivais ce billet]. […]

  • Leave a Reply

    Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.